Les Pizzlys

Scénario : Jérémie Moreau
Dessin : Jérémie Moreau
Éditeur : Delcourt
Collection Mirages
200 pages
Prix : 29,95 €
Parution : 05 octobre 2022
ISBN 9782413040811
Ce qu’en dit l’éditeur
Sur fond d’Anthropocène et d’humanité aliénée par ses GPS, Jérémie Moreau fait voyager ses personnages de Paris en Alaska, du ciel de la modernité à la Terre des non-humains, à la recherche de l’homme de demain.
Sillonnant Paris jour et nuit au volant de sa BMW à crédit, Nathan enchaîne les courses Uber pour subvenir aux besoins de ses frères et sœurs. Faisant littéralement corps avec son GPS, Nathan plonge dans un vide assourdissant quand son portable tombe en panne. Suite à un accident, Annie, sa dernière cliente, lui propose de partir vivre en forêt avec Zoé et Étienne au fin fond de l’Alaska.
Nathan est un jeune conducteur de VTC, il enchaîne des courses dans la capitale afin de rembourser le crédit qu’il a contracté pour acheter sa grosse berline et subvenir ainsi aux besoins de sa sœur Zoé et son petit frère Etienne puisqu’ils viennent tous les trois de perdre leur mère. L’œil rivé à son GPS, il est devenu un vrai automate et, se débattant sans cesse pour parvenir à joindre les deux bouts, il éprouve depuis quelques temps vertiges et étourdissements. Un jour, il charge Annie. Elle est originaire d’Alaska mais en est partie il y a 40 ans pour suivre un occidental. Issue d’un peuple autochtone, les Giwch’in, elle souhaite renouer avec ses racines et sa terre natale. Quand, après un nouveau vertige de Nathan, ils ont un accident sur le chemin de l’aéroport, elle lui propose de venir vivre avec sa famille chez elle dans sa cabane isolée du grand Nord. Sur un coup de tête, le jeune homme accepte. L’acclimatation va être difficile au début : les deux plus petits ont du mal avec leur détox technologique forcée (plus de réseaux sociaux ni de console) ils vont cependant apprendre petit à petit grâce à Annie à se déconnecter de leurs machines pour mieux entrer en contact avec l’univers. Mais la nature est aussi déboussolée que Nathan à cause du réchauffement climatique …


Après « Le singe de Hartlepool » scénarisé par Wilfrid Lupano, le jeune Jérémie Moreau a pris son essor en tant qu’auteur complet (récompensé par un fauve d’or pour « La Saga de Grimr » en 2018) et a creusé son sillon jusqu’à devenir incontournable dans le paysage de la BD française avec ses contes philosophiques. Après un joli détour par les éditions 2024 pour « Le discours de la panthère », recueil de fables animalières, le dessinateur sort un nouveau roman graphique initiatique : « Les Pizzlys » aux éditions Delcourt qui traite des rapports de l’homme à son environnement.
UN RECIT CONTEMPORAIN



Lecteur passionné du « Chant du monde » de Giono qui lui avait inspiré « La saga de Grimr », Moreau avait jusqu’à présent toujours abordé le rapport de l’homme à la nature avec une distance historique : pour « Grimr » l’histoire se déroulait en Islande au Moyen-Age, pour « Penss ou les plis du monde » on était à la préhistoire et avec « Le discours de la panthère » dans un monde fabuleux. Ici, au contraire il traite frontalement et de façon contemporaine le sujet.
L’histoire commence ainsi à Paris, de nos jours. A l’époque où se multiplient les « burn out » et les « quiet quitting », le lecteur peut facilement s’identifier à Nathan et à ses cadences effrénées dans un travail qui n’a pas forcément de sens. La critique de ce mode de vie atteint son acmé dans les passages de décorporation saisissants du héros que l’auteur met brillamment en scène grâce à un gaufrier inventif avec des cases de guingois ou morcelées ou dans des métaphores graphiques : Nathan perd pied et se retrouve …. dans le ciel.



Ou encore, quand le GPS du héros ne fonctionne plus et qu’il essaye de trouver le chemin de l’aéroport Charles-de-Gaulle pour y emmener Annie, sa désorientation est signifiée par la réduplication de rues identiques et par la géométrisation des blocs d’immeubles qui deviennent des cubes. Les immeubles perdent leurs couleurs et se teintent d’un bleu « numérique ». On a l’impression d’être dans une matrice et cela permet à Jérémie Moreau d’évoquer, au-delà de la perte des repères, l’hyper artificialité du paysage urbain moderne de façon saisissante.
Le récit se poursuit ensuite en Alaska, là où les effets du réchauffement sont les plus spectaculaires et où les traditions séculaires s’effondrent sous les coups de butoir de la modernité et l’acculturation forcée comme en traitait déjà magistralement la bd documentaire « Payer la terre » de Joe Sacco. Le propos est ainsi très lisible, comme le dessin inspiré des mangas et de Winsor McCay (et d’ailleurs la seule chose qui me déçoit un peu ce sont ces visages trop lisses et figés).


UNE ŒUVRE PARADOXALEMENT OPTIMISTE
Pourtant « Les pizzlys » ne s’inscrit pas dans le courant de la littérature collapsologique. Malgré la gravité de ses constats, Jérémie Moreau reste positif. Cela commence dès le titre énigmatique : « Les Pizzlys ». Il s’agit d’une nouvelle race d’ours, métissée qui n’aurait jamais dû voir le jour : un croisement entre un ours polaire et un grizzly. Deux espèces qui ne vivent habituellement pas dans les mêmes régions mais les ours blancs descendent par suite de la fonte de la banquise tandis que les grizzlys remontent parce qu’ils ont trop chaud.


Donc ce titre symbolise à la fois les pires effets du réchauffement et la capacité d’adaptation de notre planète. C’est finalement plutôt positif. De même, le parcours des enfants à qui Annie va apprendre son savoir-faire séculaire montre que la jeunesse est porteuse d’espoirs : le plus réticent au voyage -Etienne- est celui qui va s’adapter le plus rapidement et devenir un chasseur hors pair à l’écoute de la nature.
On peut alors s’intéresser au clin d’œil au film « Peter Pan » que l’on trouve sur la couverture avec les ombres chinoises des enfants qui volent en file indienne dans le ciel. Dans ce roman graphique on ne croit pas aux fées, contrairement à l’œuvre de James Barrie, mais aux esprits : ceux de la nature. Le personnage de la jeune Geenie donne un aspect presque chamanique au récit et les nombreuses citations d’anthropologues à la fin de l’ouvrage montrent combien il est important de se « reconnecter » et de créer une nouvelle espèce d’homme conciliant à la fois modernité et sagesse ancestrale des peuples autochtones dans une fusion transgénérationnelle. Les trois jeunes héros en sont l’incarnation et deviennent eux aussi des « pizzlys ».

UN FEU D’ARTIFICE COLORÉ
Cette absence de sinistrose se retrouve enfin dans la magnifique utilisation des couleurs. La couverture nous évoque bien sûr la magnificence des aurores boréales mais ces couleurs fluos deviennent un leitmotiv du livre et rappellent aussi bien la mode des années 90 qu’ils servent à matérialiser le malaise de Nathan dans ses expériences de dysfonctionnement spatial. L’auteur a utilisé pour ce faire un procédé spécial consistant à remplacer le magenta classique de la quadrichromie par un magenta fluo qui se mélange aux autres couleurs et crée aussi des violets et des oranges lumineux.

Réalisé tout en numérique, l’album est d’une grande beauté. Les grands espaces nord-américains sont superbement représentés, souvent en double page, et dès lors le grand incendie qui les ravage ne peut que scandaliser le lecteur. Lui aussi chante et enchante le monde. Nulle gratuité donc dans ces déploiements colorés. La forme est au service du fond et vice versa.

Le hasard du calendrier a fait qu’à quelques semaines d’intervalle sont sorties deux bandes dessinées qui évoquaient le rapport de l’homme à la nature à travers la métaphore de l’ours : « Les Pizzlys » et « La dernière Reine ». Mais contrairement à l’ouvrage de Rochette, l’œuvre de Moreau, bien qu’engagée, reste optimiste.
Son trait manga peut s’expliquer par le fait que l’auteur souhaite s’adresser aux jeunes générations et aime à citer le philosophe Stiegler « le monde de demain est dans le cerveau des enfants ». L’auteur déclare:
« Je pense beaucoup aux jeunes quand j’écris, aux nouvelles générations qui vont devoir vivre avec ça, qui vivent déjà avec ça[…]cela fait partie de mes grandes motivations d’essayer de mettre un peu de beauté sur ce sujet qui est toujours angoissant et effrayant et je trouve que c’est une tâche noble de l’art de s’emparer des grands problèmes du siècle. Il faut des œuvres d’art pour digérer les choses qui nourrissent des peurs ancestrales. »
« Les Pizzlys » y réussit avec brio et fait indubitablement partie de ces grandes œuvres nécessaires pour métaboliser le changement climatique …à lire et à faire lire !

POUR ALLER PLUS LOIN
Portrait de Jérémie Moreau et de ses influences graphiques :
Jérémie Moreau, auteur des “Pizzlys” : “La BD est un des arts les plus libres” (telerama.fr)
Dans l’atelier de Jérémie Moreau
Interview très complète de l’auteur sur l’album

Deux chroniques d’albums

Sur les pizzlys

Sur les Amérindiens et leur acculturation forcée


par l’anthropologue qui a inspiré Jérémie Moreau

Sur l’hypertechnicité du monde contemporain et la nécessité d’une nouvelle donne
Divers écrits ont inspiré l’auteur dont ceux-ci :


Chronique d’Anne-Laure GHENO
(Bd Otaku)

