L’ÉCLUSE

Scénario : Philippe Pelaez
Dessin : Gilles Aris
Éditeur : Bamboo
Collection Grand Angle
64 pages
Prix : 15,90 €
Parution : 10 Août 2022
ISBN 9782818978238
Ce qu’en dit l’éditeur
Trois noyées en moins d’un an. C’est beaucoup pour la petite écluse dont s’occupe Octave.
Dans le village, les rumeurs vont bon train et le jeune éclusier un peu attardé au visage déformé a tout du suspect idéal. L’émoi est tel que deux policiers de la ville viennent enquêter pour tirer cette affaire au clair, mais aussi pour faire face à la fureur des habitants bien décidés à rendre la justice eux-mêmes.
Lot, 1960. Le petit village de Douelle est en émoi : voilà maintenant trois femmes retrouvées mortes au fond de de l’écluse en moins d’un an. La population a peur, le maire est impuissant. Les villageois ont bien leur idée : le coupable serait Octave, l’éclusier un peu simplet, géant au cœur qui bat pour la jolie Fanette. À moins que ce ne soit Alban la terreur locale ? Ils ont envie de se faire justice eux-mêmes et de créer une milice avec à leur tête le boucher du village. On dépêche alors deux enquêteurs de Cahors : l’inspecteur Lanoix et le jeune Gaston Molinier pour faire toute la lumière sur cette affaire…
Polar rural né de la plume de Simenon ? de Pierre Pelot ou de Pierre Magnan ? Non, il s’agit de « L’Écluse » scénarisé par Philippe Pelaez , mis en scène par Gilles Aris, et paru chez Bamboo dans la collection « Grand Angle » bien différent des adaptations bucoliques de Pagnol également publiées par cette maison d’édition.
UN ANTI PAGNOL
Ah que mon village était joli … non pas vraiment ! Ceci est accentué par la double temporalité et les flashbacks qui retracent les origines du drame actuel et montrent que la pratique du bouc émissaire n’est pas récente à Douelle… Avec ce drame, remontent à la surface non seulement les cadavres mais les rancœurs anciennes.

Même si les dialogues sont émaillés de patois du Sud-Ouest, que l’histoire avec ses couleurs sépia fleure bon les années 1960, que les grandes cases soignées rendent justice au cadre magnifique et que ce n’est pas la première fois que le dessinateur se frotte aux arrière-pays et aux petites localités provinciales (voir « Le vieux Ferrand » ou encore « Lucienne ou les milliardaires de la Rondière »), le trait acéré de Gilles Aris participe aussi à la création d’une atmosphère âpre et dure. Ses personnages sont tous petits et rappellent des figurants de Velasquez mais avec des traits saillants et angulaires. Nulle bonhommie ici, nul pittoresque non plus, mais une noirceur que l’on ressentait déjà dans un précédent opus du scénariste : « Dans mon village on mangeait des chats ».


DU CÔTÉ DE GIONO ET D’HUGO
Philippe Pelaez connaît très bien les lieux puisque sa sœur y habite ; Gilles Aris s’y est lui -même rendu en repérages, mais ils ne se contentent pas de la couleur locale. Au contraire, ils utilisent le cadre comme une scène de théâtre pour mettre en scène des pulsions humaines intemporelles et s’interroger sur le bien et le mal. Alors on s’éloigne du Pagnol provençal pour retrouver le polar métaphysique à la « Un Roi sans divertissement ».


Lorgnant du côté d’Hugo – à qui il dédia déjà son hommage « Le Bossu de Montfaucon » – et de son « Notre dame de Paris » qu’il affectionne, le scénariste met en scène la différence et les réactions hostiles qu’elle provoque : le jeune Octave Mychkine est fils d’immigrant, colosse bossu, boiteux et mutique ; il est rejeté de tous sauf de la jeune Fanette. Le caïd du village l’appelle « Octave-bave » et lui lance des pierres avec sa petite bande mais les gens se taisent.

N’ont-ils pas eux aussi fait justice eux-mêmes en tondant Mme Mychkine à la Libération provoquant sans doute son suicide quelques années plus tard puisqu’on l’a retrouvée noyée dans l’écluse ? Ce roman graphique est une histoire qui met à la fois en garde et en colère le lecteur contre la bêtise collective et la méchanceté humaine et démontre que le plus monstrueux n’est jamais celui qu’on pense tout en évitant par une superbe pirouette finale l’écueil du manichéisme.
UNE GRAMMAIRE GRAPHIQUE


Le joli petit village se mue donc en un huis-clos étouffant. On notera alors les angles de prise de vue choisis par le dessinateur : il manie la plongée pour écraser ses personnages et accentuer la pression sur les habitants. La composition de la planche joue souvent sur la verticalité pour accentuer un sentiment d’inquiétude et, dans une scène de poursuite, il multiplie et rétrécit les cases pour donner à voir le sentiment d’être pris au piège. Il manie également les couleurs de façon très narrative : ses ciels ne sont jamais bleus malgré le soleil écrasant mais virent au noir ; il utilise également beaucoup le rouge pour signifier la montée de la colère et du ressentiment. Il force son encrage aussi.
DES CLINS D’ŒIL AU LECTEUR
Seule « éclaircie » dans ce sombre tableau : l’amitié de Fanette pour Octave qui reprend le couple légendaire Quasimodo /Esmeralda comme le signale également la composition de la couverture, clin d’œil affiché à l’affiche du film de Delannoy mettant en scène Anthony Quinn et Gina Lollobrigida dans laquelle Octave tient dans ses bras une Fanette évanouie (scène qui n’apparaît jamais dans l’album) sur fond d’écluse devenue cathédrale par le choix de la contre-plongée. On évoquera également le triangle amoureux Octave/Fanette / Gaston (Phoebus !) ainsi que l’ombre de Jacques Brel qui plane de façon récurrente. Avec sa chanson « la Fanette » qui remet en exergue trahison et désespoir amoureux d’abord mais aussi celle bien moins connue de « l’Éclusier » qui parle d’un homme abîmé par la folie des hommes et la guerre. Comme le concède le scénariste lui-même, « Brel est tout le temps-là, il porte [s]es histoires ».

Ainsi, Philippe Pelaez s’amuse à semer des petits cailloux et des indices que le lecteur diligent se doit de retrouver. Il joue également avec les voix narratives et les citations dans ses différents chapitres. Ce côté ludique atténue quelque peu la violence et le désespoir du propos et donne une profondeur supplémentaire à l’histoire dont on ne comprend tous les enjeux qu’a posteriori.
POUR ALLER PLUS LOIN
Les œuvres rurales de Gilles Aris


Des polars de Philippe Pelaez dans tous les milieux



L’intertextualité

Un hommage à Hugo :
Le bossu de Montfaucon
Nous étions deux amis et Fanette m’aimait
La plage était déserte et dormait sous juillet
Si elles s’en souviennent les vagues vous diront
Combien pour la Fanette j’ai chanté de chansons
Faut dire
Faut dire qu’elle était belle
Comme une perle d’eau
Faut dire qu’elle était belle
Et je ne suis pas beau …
Ce n’est pas rien d’être éclusier
Les mariniers
Savent ma trogne
Ils me plaisantent
Et ils ont tort
Moitié sorcier
Moitié ivrogne
Je jette un sort
À tout c’qui chante
Dans mon métier
C’est en automne
Qu’on cueille les pommes
Et les noyés
Ce n’est pas rien d’être éclusier
Les interviews
Chronique d’Anne-Laure GHENO
(Bd Otaku)
